PAUL GAUGUIN (11), les Archipels

Publié le par N.L. Taram

Avenue Bruat Papeete

Les Guêpes, n° 10, 12 novembre 1899

 

Chroniques locales

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Pourquoi nos jeunes guerriers s'exercent-ils aujourd'hui au javelot, et nos jeunes filles coupent-elles leurs cheveux pour tresser des cordes souples et solides afin de lancer les flèches ; la guerre est donc allumée ?

Mahana maaTahiti est donc devenue comme Cuba à la veille d'être prise par les Américains, au nom de la civilisation afin d'apprendre à la France comment on respecte les traités d'annexion même avec des maories qu'on veut civiliser ? Autrefois les héros du sabre étaient de saison ; aujourd'hui les héros de l'intelligence s'imposent aux yeux de ceux qui veulent voir.

J'admire ces nobles sentiments de révolte et s'il en est besoin je serai à leurs côtés les armes à la main, mais auparavant prenons un peu de calme, toute force n'est vraie que dans le raisonnement et il y a encore, Dieu merci, des juges à Berlin. La pierre périra et la parole restera : or rien ne fera taire ceux qui voudront énergiquement parler, pas même la Bastille puisque nos pères l'ont courageusement démolie. — Rochetort a bien démoli l'Empire.

Causons donc un peu et causons bien.

Même sorti nauséabond de cette infecte pissotière qu'on nomme le baccalauréat, ce serait bien peu connaître l'humanité que de ne pas savoir si les riches veulent les honneurs, par contre les mendiants d'honneur désirent la richesse : à quoi serviraient d'ailleurs le pouvoir et l'impunité si ce n'était pour faire ce que l'on désire.adamundeva

Les Archipels viennent d'être ficelés, bouclés de main de maître sans souvenir des contrats ; sans leur crier gare le navire de guerre, le canon aux sabords, vient de leur signifier, leur apportant et débarquant leur colis, c'est-à-dire un administrateur légiste (1), juge et partie, maître absolu sans contrôle. De ce fait, les perles, les autorisations de scaphandre vont enrichir ceux qui le voudront, (je dis bien ceux qui le voudront) ajoutant : Pouvoir est synonyme de Vouloir. Ne dites pas non, vous auriez d'ailleurs contre vous cet ignoble précédent, la perle d'Ingremard (2). Beaucoup de maisons ne sont pas autorisées mais tolérées et généralement les patrons des deux sexes s'y enrichissent. A cette pensée mon cœur se soulève de dégoût, mais on s'habitue à tout même au dégoût, puis j'essaye de me consoler en pensant que les perles fondent dans le vinaigre, que les pots de vin frelaté finissent par empoisonner.

S'en aller dans un trou quelconque manger honteusement une retraite après s'être prostitué « est-ce bien là une situation à envier ? » est-ce bien là le dernier fruit de la civilisation ? S'il en était ainsi je demanderais à une fée quelconque de leur donner la forme physique qu'ils ont moralement, la forme d'une bande de pourceaux.

Quoiqu'il en soit voilà la triste situation où se trouve notre colonie et il est permis de s'en désoler ; il est permis aussi de croire à un lendemain tout autre. Les fautes, les maladresses s'accumulent chaque jour, c'est notre force ; la machine n'étant plus sur les rails court follement, incapable de s'arrêter.

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Auto-portrait.jpg(1)Cet « administrateur légiste…, maître absolu et sans contrôle », c’est M. Dormoy.

(2)Maurice d’Ingremard, nommé directeur de l’intérieur, avait pris ses fonctions le 26 mars 1888. Il fut gouverneur p.i. lors d’une absence de Lacascade, d’octobre 1889 à juillet 1890.

Publié dans Littérature, Paul Gauguin

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