PAUL GAUGUIN (19)
NOA NOA – Pêche aux thons
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Pendant qu'on mettait tout en ordre, je demandais à un jeune garçon pourquoi tous ces rires et paroles échangées à l'oreille au moment où mes deux thons s'amenaient dans la pirogue. Il refusa de m'expliquer, mais j'insistai connaissant le peu de résistance du Maori, sa faiblesse quand énergiquement on le presse. Il me raconta alors que le poisson pris par l'hameçon à la mâchoire du dessous signifie infidélité de votre vahiné pendant votre absence à la pêche. Je souris, incrédule. Et nous revînmes.
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Mille questions. Les incidents de la pêche. Vint l'heure du coucher. Une question me dévorait. A quoi bon? Enfin je la fis :
- Tu as été bien sage?
-Eha...
- Et ton amant d'aujourd'hui était-il bien?
- Aita... Je n'ai pas eu d'amant.
- Tu mens. Le poisson a parlé.
Sa figure prit un aspect qui m'était inconnu. Son front indiquait une prière. Malgré moi je la suivis dans sa foi. Il y a des moments où les avertissements d'en haut sont utiles.
Contraste entre la foi religieuse, superstitieuse de la race et le scepticisme de notre civilisation.
Doucement elle ferma la porte et fit à haute voix sa prière. "Gardez-moi des enchantements de la mauvaise conduite." Ce soir-là je priai presque.
Sa prière finie elle s'approcha de moi résignée et me dit, avec les larmes aux yeux :
- Il faut me battre, beaucoup me frapper.
Et devant ce visage résigné, ce corps merveilleux, j'eus le souvenir d'une parfaite idole. Que mes mains soient à jamais maudites si elles flagellaient un chef d'œuvre de la création. Ainsi, nue, elle semblait recouverte du vêtement de pureté jaune orangé, le manteau jaune de Bhiksu. Belle fleur dorée dont le noa noa tahitien embaumait, et que j'adorais comme artiste et comme homme.
- Frappe, te dis-je, sinon tu seras longtemps courroucé et tu seras malade.
Je l'embrassai et mes yeux disaient ces paroles de Bouddha :
C'est par la douceur qu'il faut vaincre la colère; par le bien qu'il faut vaincre le mal, par la vérité le mensonge.
Ce fut une nuit tropicale. Le matin arriva, radieux.
Belle-maman nous apporta quelques cocos frais.
Du regard elle interrogeait Tehamana. Elle savait.
Finement, elle me dit :
- Tu as péché hier. Tout s'est bien passé?
Je lui répondis :
- J'espère bientôt recommencer.
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Paul Gauguin