CHARLOTTE SALOMON

Publié le par N.L. Taram

J'ai reçu, il y a quelques jours, un long texte de notre ami Matthieu. Je ne l'ai pas lu de suite, le personnage de Charlotte Salomon m'étant inconnu. Enfin hier soir, je l'ai lu... et je me suis couché très tard. Passionnant, un personnage attachant, un drame, de la peinture, de la littérature... Je n'en dit pas plus, laissons la parole à Mattieu...
(code recherche : ARTPEI)
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La valise de Charlotte Salomon, elle, a pu être sauvée.
 
Charlotte a 25 ans. Ce jour là , quand elle passe la porte du cabinet médical du docteur Moridis, elle est sans doute un peu fébrile. Pourtant ce médecin de famille est devenu avec le temps un ami, Charlotte a confiance en lui, alors elle fait le pari de lui confier sa valise... "C'est toute ma vie" lui dira-t-elle. Comme Foenkinos, je cherche un sens à  cette phrase si banale et si crue si on creuse, fossilisée dans l'espace temps d'une dernière brève rencontre puis transmise par la fille du docteur jusqu'à  arriver aux oreilles d'un de nos écrivains en vogue, qui rêvait depuis longtemps d'après ses dires de nous parler de cette femme au destin tragique. C'est depuis la dernière rentrée littéraire chose faite, en vers libre, dans un livre sobrement intitulé "Charlotte".

Dans cette valise, Charlotte avait rassemblé toutes les gouaches qu'elle venait de faire ces derniers mois, dans cette France occupée où elle savait sa vie menacée. Cet ensemble Leben? oder Theater? (Est-ce la vie ou du théâtre ?) ne pèse pas très lourd quand elle le tend au médecin. Charlotte cherchait-t-elle à persuader un homme qu'elle ne reverrait plus de l'importance que revêtait à ses yeux le contenu de cette valise ? Non, le docteur était déjà convaincu qu'il tenait là quelque chose qui le dépassait, il connaissait sa passion et son talent pour la peinture qu'il avait d'ailleurs encouragés pour la sauver de son désespoir et de son exil, à son arrivée à Nice. Est-ce que Charlotte voulait tout simplement dire qu'elle avait voulu raconter sa vie à travers son œuvre, qu'elle avait pris son pinceau pour montrer tout son parcours, depuis sa jeunesse dans l'Allemagne nazie jusqu'à son grand amour fracassé par l'inévitable exil. "C'est toute ma vie" lui dira-t-elle dans un souffle. Sous-entendait-elle que l'art lui était plus précieux encore que sa vie, traversée de part en part de drames ? Que son art pouvait, pourquoi pas, à défaut d'apaiser ses souffrances, l'aider à accepter l'injustice de son destin, peut-être lui permettre aussi d'y trouver de la noblesse et même de la beauté qui toucherait au delà de son cercle familial et amical, et ce, après elle. Charlotte, en laissant sa valise à un homme de confiance pour que son contenu ne disparaisse pas, cherchait je crois, une certaine paix intérieure et, parallèlement, espérait toucher un jour ceux qui ne la connaitraient jamais mais qui la rencontreraient à travers ses peintures. Elle ne savait peut-être parler que d'elle-même mais souhaitait de tout cœur arriver à toucher chacun d'entre nous.

CHARLOTTE SALOMON

Pour mieux saisir le contexte sans étirer sa bio mouvementée qui ne laisse pas indemne, ce dont s'emploie (plutôt bien) Foenkinos sur deux cents pages, juste un mot sur un évènement qui eut lieu quelques mois auparavant pour éclairer notre sujet. Alors qu'elle avait déjà affronté mille dangers dans (et pour quitter) son pays natal, elle se rendait à la préfecture parce que les juifs étaient invités à se faire connaitre. Rien d'inquiétant à priori, ils sont reçus, on répond vaguement à leurs questions, ils montent dans des cars, le moteur ronfle. Un gendarme croise le regard de Charlotte et discrètement lui demande de descendre. Charlotte s'inquiète de cette marque d'attention. L'homme va bientôt, malgré sa fonction qui ne fait généralement pas dans le détail, la supplier du regard. On se parle peu en général dans un regard mais dans certains, on peut se dire beaucoup de choses, sans tricher. Elle le suivra donc hors du bus puis dans la rue, jusqu'au moment où il lui demandera de continuer sans lui et sans se retourner.

Quand elle comprit que cet anonyme venait véritablement (mais provisoirement seulement) de lui sauver la vie, Charlotte s'est rendu compte qu'elle n'avait plus une minute à perdre. Heureuse lauréate à 17 ans d'un concours à l'Académie des Beaux-Arts de Berlin, elle avait dû laisser son prix à une jeune fille mieux née et participer (vous imaginez dans quel état) à une mascarade de remise de la part d'une académie qu'elle devrait de toute façon bientôt quitter. Elle avait longtemps douté par la suite, elle n'avait pas toujours eu la possibilité de s'exprimer autrement que sur des petits carnets, mais son besoin de peindre était resté intact. 10 ans plus tard, dans un lieu improbable baigné de lumière, béni par de nombreux artistes avant et après elle, une frénésie jusqu'à la limite de l'épuisement va la prendre. Si elle a échappé à la mort, elle sent qu'elle rôde, alors avec le temps qu'il lui est laissé, elle doit peindre. Elle ne va plus s'arrêter de peindre. J'ai pris le temps depuis que j'ai lu "Charlotte" à Noël, de regarder ce qu'elle avait peint, sans à priori, sans me dire aussi que si elle avait vraiment révolutionné la peinture de son temps, j'en aurai, éventuellement, grâce à mes parents ou par mes études, mes lectures... déjà entendu parlé. Je veux dire par là qu'on a, quelques fois un prisme un peu snobinard que n'ont pas encore les enfants quand il découvre une œuvre d'art. J'ai vu des gens dans les musées prendre de le temps d'admirer un tableau après avoir vérifié qui en était bien l'auteur, parce que l'artiste était reconnu même si eux, ne ressentaient rien ou presque et ces mêmes personnes négligeaient d'autres artistes (en moins bonne place dans le catalogue et dans les salles d'exposition) alors qu'ils peuvent tout autant exprimer quelque chose d'universel, sans s'appeler Monet, Picasso, Matisse ou Braque.
J'ai pu, grâce ce formidable outil qu'est le net aujourd'hui, prendre le temps d'observer les peintures de Charlotte sans dépenser un kopeck. D'abord brièvement la suite de l'histoire rocambolesque de la valise pour en arriver là , par notre copain Wiki. "C'est en 1947 qu'elle est remise aux parents de Charlotte. Albert Salomon rescapé après s'être évadé d'un camp de concentration à Westerbork aux Pays-Bas et son épouse Paula ont miraculeusement survécu au conflit. Totalement inconscient de l'existence de l'œuvre de Charlotte (ils se sont cachés aux Pays-Bas en ayant plus de chance qu'Anne Franck) , ils la conserve dans cinq boîtes soigneusement entourées de tissu. En 1959, ils en signalent l'existence au Stedelijk Museum d'Amsterdam et plusieurs expositions s'ensuivent. Le 20 novembre 1971, Albert (décédé en 1976) et Paula (décédée en 2000) font au Musée historique juif (Joods Historisch Museum), le Musée d'Histoire Juive d'Amsterdam, le don de cette œuvre d'art autobiographique et unique en son genre qu'est la production de leur fille Charlotte Salomon. Et depuis, le musée a un site internet !
 
Sinon pour ce faire une idée autrement, ce lien propose de voir (en musique) par un fondu enchainé, plusieurs peintures et ce en seulement quelques minutes. 
Je trouve que même sans rien connaitre de sa vie, on sent à  travers ses choix, ses répétitions, voir ses obsessions, à  partir parfois d'une même scène ou d'un même personnage central reproduit et décliné tout en variations, l'urgence de garder une trace d'évènements très personnels qui resteront gravés à  jamais, le besoin de partager une expérience singulière difficile par essence à  comprendre pour nous qui n'avons pas connu sa vie d'opprimée, la joie indicible d'avoir la liberté de s'exprimer (le temps qu'elle peut durer) pour donner le meilleur de ce qu'on a envie de donner à  voir, peut-être la prétention un peu folle d'avoir créé quelque chose qui parlera à  beaucoup et qui nous survivra. Il parait, d'après Wikipédia, qu'elle a travaillé "à  partir des trois seules couleurs primaires : rouge, jaune et bleu, que "c'est une œuvre complexe s'accompagnant parfois aussi de texte et de musique. Les textes sont simples, parsemés de citations de la littérature allemande, Charlotte Salomon les insère dans ses tableaux, un peu à  la manière d'une bande dessinée". En cherchant un peu plus d'infos sur cette artiste méconnue, je m'aperçois qu'elle a quand même fait l'objet d'une exposition au centre Pompidou dans les années 90. J'y apprends que "son écriture picturale dans son extrême diversité décline des ouvertures sur l'histoire de la peinture, clins d'œil successifs à  Chagall, Munch, Soutine"¦, et suggère les prémices de la nouvelle peinture expressionniste allemande des années 1980, Polke ou Penck, dans la manière notamment de détourner le texte pour l'assimiler à  la composition picturale. Cette double tentation d'exister par la peinture et l'écriture se réalise de manière parallèle. La complémentarité quasi parfaite des deux processus de création impose à  la gouache une soumission aux évènements dans son processus et sa matière mêmes. La linéarité du récit implique la fidélité de l'écriture picturale. Á la fin du récit, Charlotte va vers l'impossibilité de peindre, selon l'expression de Beckett, et son œuvre s'inscrit parfaitement dans le contexte des années 1940, qui privilégie les matériaux pauvres pour dénoncer l'ennui du savoir traditionnel revendiqué par la peinture à  l'huile. Le choix de la gouache et la richesse de son traitement placent l'œuvre de Charlotte Salomon aux côtés de celles des plus originaux comme Bram van Velde. D'après Claire Stoulig, extrait du catalogue d'exposition in Le Magazine, n°71, 15 septembre-15 novembre 1992. 
 
Tout ça n'est pas très clair pour moi mais indéniablement, cette artiste méconnue le sera de moins en moins car Foenkinos est un auteur à  succès, tellement grands que ses livres deviennent des films La délicatesse et en ce moment Les souvenirs. Son dernier livre, sans surprise se vend bien. Si ça ne suffisait pas, il a reçu deux prix littéraires qui ne sont peut-être pas mérités mais qui devraient assoir un peu plus ce livre dans le palmarès des ventes de l'année. Sérieusement, qu'est-ce que je pense de l'auteur ? J'aime bien ces précédents livres qui m'ont touchés. De "Charlotte" en particulier ? Je ne me suis pas ennuyé du tout à  le lire. L'écrivain parle peu des peintures de Charlotte, ça pêche sans doute un peu à  ce niveau en particulier mais je ne lapiderais pas comme je l'ai vu dans certaines critiques. Disons que sans être un livre extraordinaire, cette bio détaillée a l'énorme mérite de m'avoir donné envie de découvrir le travail de cette femme au destin brisé par l'Histoire, rouleau compresseur qui, dans les conflits, réduit tant d'existences au néant. Parfois pourtant, elle se fait plus douce pour ceux qui n'ont pu se rejoindre. Alfred, l'amour de jeunesse de Charlotte, survivant de cet holocauste alors qu'elle mourut à  Auschwitz, ne se doutait pas de l'importance qu'il avait pris dans le cœur et dans l'œuvre de sa bien-aimée. Il le découvrit bien des années plus tard dans une exposition-rétrospective. D'après les sources et le roman de Foenkinos, cet homme aurait été trouvé sur son lit de mort, bien habillé, avec dans la poche de son costume... une brochure de musée un peu usée mais délicatement pliée.
 
Qu'aurons-nous dans notre valise ou dans nos poches quand il faudra se quitter ?
 
Mattieu

Publié dans Arts, Littérature

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