PAUL GAUGUIN (22)
TERRE DÉLICIEUSE.
Délice relevé de je ne sais quelle horreur sacrée que je devine vers l'immémorial Autrefois, odeur de joie que je respire dans le présent ; et cette joie et cette horreur condensées dans les ténèbres parfumées et profondes de la forêt où les sèves perpétuelles célèbrent, loin de tous regards une fête énorme de luxuriance ; et cette horreur et cette joie incarnées dans l'Ève puissante fille dorée de ce Soleil et de ce Sol, qui mêle les parfums du Santal et de toutes les fleurs à ceux de sa fière animalité.
La vie quotidienne, en attitudes pittoresques et gaies dans la beauté de leur nécessité, varie sur ce thème de charme inquiet.
La vie s'éveille, au matin, dans la belle humeur de la Terre et du Soleil, comme elle s'était endormie, en riant. Le Plaisir est la seule affaire, et le travail lui même se fait plaisir ; d'exercer sa force, de montrer son adresse, d'obliger un ami. La Sagesse aussi doit être un jeu, jeu de vieillards, aux veillées et la fantaisie sans doute aussi d'avoir peur, de rien, jeu de femmes.
Près de la case en bois de bourao la forêt commence, la fraîcheur et des hommes et des femmes, Tane, Vahine sont là, groupés, épars, affairés, reposant déjà, buvant, bavardant, et le rire voltige.
L'heure de la sieste a passé, l'heure longue de morne incendie où la vie vaincue déserte l'île enchantée. Avec le crépuscule qui tombe, de partout sourd une agitation d'immense volière dans les demi-ténèbres que la lune cisèle. On danse, on chante ; les hommes accroupis au pied des arbres, les femmes dans l'espace libre, comme dévêtues de blanc, et les dernières clartés du jour les poursuivent, se jouant autour d'elles. Ils chantent : elles miment, selon le rythme des chants, au geste de leurs jambes, de leurs bras l'amour qu'elles invitent et qui va venir avec la nuit ................................. Avec la nuit lourde pourtant du vol des démons, des mauvais génies, des esprits, des morts, les TUPAPAU qui tout à l'heure se dresseront, les lèvres blêmes et les yeux phosphorescents, près de la couche où les cauchemars ne laissent pas seules les fillettes tôt nubiles.
(LE VIVO.)
La mer qui heurte aux récifs de corail ses vagues déferlantes, approfondit, ne trouble pas la paix du soir ; et la vie alentour, et la vie dans la case, dans la case en bois de Purau, tait ses bruits. Et la nuit vient rapide, l'immense rideau d'un théâtre infini, toile sombre illustrée d'étoiles.
Plaintifs tous deux, près et loin, mon cœur et le Vivo chantent.
A quoi songe-t-il, le sauvage musicien, sur le rivage, et vers qui s'en vont les modulations de son vivo ? A quoi songe-t-il, sauvage aussi, ce cœur blessé et dites-moi pour qui, dans cette solitude, il précipite ses battements ?
Libres tous deux, près et loin, mon cœur et le Vivo chantent. La lune insidieuse et confidentielle rit à travers les bambous alignés de ma case, la Lune ! et rythme aux caprices de sa clarté la musique la bas qui me vient du rivage, et l'on dirait — ces bambous, la lune — l'instrument et la mélodie dans le silence.
Silencieux tous deux, près et loin, mon cœur et le Vivo chantent. Ah ! ce n'est pas un passant qui fait au loin, sur le Vivo sa chanson :
C'est mon cœur ! c'est mon cœur qui se souvient au clair de la lune, de la lune qui filtre à travers les bambous de ma case sa clarté mélodique, accompagnement des mots dits autrefois et des danses dansées.
En moi tous deux, près et loin, mon cœur et le Vivo chantent. Et je suis allé loin vers la mer avec les souvenirs et les espérances, vers la mer merveilleuse dont les bruits, autour de l'Ile, disent le silence, dont les bruits autour de l'Ile, sont comme les murs impénétrables qui couvent mon exil, et je tends mes mains à l'Espace plein de jeunesse.
Loin tous deux, mon cœur et le Vivo chantent.
NOANOA.