LE SERVICE MILITAIRE (2)
Nous voilà donc installé au camp d'Arue sous de grandes tentes, au pied de la colline dans le petit bois qui entoure le bassin de la reine.

(Photo Émile Lenglet)
Le camp se trouve à 400 mètres à vol d'oiseau de la route. Le grand terrain entre le camp et la route est couvert d'eau et de roseaux, traversé par la rivière Pu'o'oro. Sur notre gauche, il y a des jardins maraichers et un chemin rejoint le camp depuis la route en longeant les jardins. Dans le bois de nombreuses vaches paissent paisiblement, nous en trouvons parfois dans les tentes... Le soir, il y a des vols de canards sauvages sur le marécage.

Le clairon qui va sonner le réveil du matin, le long du chemin menant à la route.(Photo Alain Giot)
Ma lettre du (fin) juillet 1963 :
"Papeete, le ... juillet 1963
Chère maman,
Je continue toujours à noter ce que je vois et ce que je fais.

Tout d'abord, ce que je fais : Me voilà devenu comptable de chantier. J'ai un bureau sous une toile de tente face au chantier (à côté du camp), j'établis les permissions, je calcule les effectifs à nourrir, je fais la répartition du travail, je tiens à jour le tableau indiquant l'avancement du chantier dans chaque spécialité. En plus je tiens les comptes de tout les matériaux en stock (planches, ciment, sable...) et de tout l'outillage. Le soir je fais les commandes pour le lendemain (en accord avec le chef de chantier). Comme tu vois, un travail très varié, intéressant et en plein air (1).

Mon deuxième bureau plus confortable
Dimanche, je suis allé me promener sur la route qui fait le tour de l'île (120 km). Ici, pas besoin de faire du stop, il y a toujours une voiture, une camionnette ou une vespa qui s'arrête et le chauffeur nous demande s'il peut nous amener quelque part, les habitants sont très sympathiques et serviables.

Il y a une végétation très varié, surtout des cocotiers. Chaque cocotier possède une cinquantaine de noix de coco, il y en a tellement qu'on en fait les bordures de chemin. Bien sur, beaucoup de fleurs de toutes les couleurs, de la grosseur d'une assiette. Elles sont sur les arbres ou en buisson. Les merles de Tahiti sont très nombreux et se laissent facilement approcher (le tahitien ne les chasse pas). Tout le long de la route, il y a des petites maisons en bois, sur pilotis et couvertes de feuilles de cocotiers ; autour, des cocotiers, des bananiers, des pamplemousses, .... de la volaille, 2 ou 3 cochons noirs ; en face, sur la plage, se trouvent 2 ou 3 barques à balancier de pêcheurs. C'est le domaine du tahitien.


Vendredi soir, toutes les paillotes, alignées au bord de mer à Papeete, étaient illuminées, couvertes de grandes feuilles et de fleurs ; à l'intérieur on dansait, buvait, jouait ; la rue était pleine de monde. La fête a duré 3 jours sans interruption. Les tahitiens travaillent une semaine ou quinze jours avant chaque fête et, ce jour-là, ils dépensent tout ce qu'ils ont gagnés.
Il y a 4 ou 5 maisons de 3 étages à Papeete, les autres sont des maisons en bois avec une véranda (ça rappelle un peu les villes de cow-boy).

Ici, la vie n'est pas plus chère qu'en France, excepté les voitures, scooters,... (ça a bien changé depuis !). Point de vue paye, je ne sais pas encore combien je toucherai ; ce matin, nous avons reçu une avance de 1.500 francs, soit 82,5 fr français. Pour le moment, je n'ai pas besoin d'argent, je pourrai encore tenir deux mois.
Dans quelques jours, il est prévu une croisière dans les atolls pour vérification du terrain, je ne pense pas en faire partie, je t'écrirai cela la semaine prochaine (2).
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J'ai oublié de te dire que nous nous servons de la coquille de l'amande de la noix de coco comme bol pour le déjeuner. Nous n'écoutons qu'un seul poste, Radio-Papeete qui retransmet de temps en temps Paris-Inter.

"Papeete, le 8 août 1963
Chère maman,
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Samedi et dimanche, je suis allé me baigner à une quinzaine de kilomètres de Papeete (pointe Vénus).Les plages sont très belles, le sable est noir, l'île étant un ancien volcan, mais il a les mêmes qualités que le jaune, c'est une question d'habitude.
Les abris couverts de pandanus sont les restes du film "Les révoltés du Bounty", tourné en 1962.
Tous les soirs, nous allons en ville ; il fait très bon le soir ; nous buvons du pamplemousse ou de l'ananas pressé, excellent, puis nous allons danser.(3)
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J'ai ouvert un compte à la seule banque du pays (Banque de l'Indochine).
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A part ça, je fais toujours le même travail et nous mangeons très bien, les cuisiniers sont des marins. Cela ne m'empêche pas d'aller manger une soupe ou des crevettes dans un restaurant chinois de temps en temps.
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De gauche à droite, Escudier, moi, un ancien du génie saharien,.... c'était l'anniversaire de la fille du patron du restaurant. Ce petit restaurant, à côté du cinéma Liberty, existe toujours.

Bon, à cette vitesse là, je suis parti pour de nombreux épisodes, les œuvres complètes de Balzac seront dépassées...
(1) Mauvais souvenir de mes 9 mois passés derrière un guichet de la BNCI, devenu BNP, à Montpellier.
(2) En fait, c'est le premier départ de matériel lourd de chantier avec une section génie/légion ; nous sommes complètement ignorants du lieu et pour quel but. Ils voyageront avec le Méherio, bâtiment de débarquement du service de l'équipement de Tahiti, direction Moruroa. Pourquoi faire ???
(3)Je ne dis pas à ma mère que malgré nos soirées qui finissent tard, il m'arrive d'être réveillé à 5 heures du matin par le service de garde car les premiers camions de l'entreprise de Tutaa Salmon arrivent chargés de tout-venant pour combler le marécage, le pointage de ses livraisons fait partie de ma fonction...
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Le décor est planté, pendant les 4 mois suivants tout se passera entre Papeete et Arue, avec 4 ou 5 tours le l'île et quelques balades dans les collines environnantes. Je vais essayer de m'en tenir aux anecdotes.
IV - Travail et... bringues
Vers le 15 août, les fêtes du Tiurai sont terminées, les paillotes sont démontées. Nous sommes un peu déçus. Mais nous allons nous rattraper avec les boites et dancings permanents, à commencer par le Quinn's à Papeete et, après sa fermeture à 23 heures, le La Fayette qui ferme à 3 heures du matin.


Pochette du disque 33 tours Camionnette truck (photo Alain Giot)
Le Quinn's, une réputation qui dépasse largement les frontières de la Polynésie ; la bière Hinano y coule à flot, les habituées (quinsseuses) ont une bonne descente, même les légionnaires allemands sont les premiers à rouler sous la table.... (Je vous recommande le "Mémorial polynésien, vol. 6", page 338 à 345, l'histoire du Quinn's).

Photo de 1965 avec ma vespa au premier plan à gauche
A la fermeture du Quinn's à 23 heures, des camionnettes, genre truck, chargent les clients qui souhaitent continuer leur nuit au La Fayette situé à Arue. Pour une modique somme (?), nous avons droit à l'aller et au retour. Nos retours sur le camp se feront généralement à pied, sauf quand la patronne du La Fayette nous amène dans sa 2CV ou que l'un d'entre nous ait rencontré l'âme sœur et termine sa nuit sur la plage du La Fayette
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L'une des rares photos du La Fayette (source inconnue)
Passée cette période d'euphorie, nous allons être plus sérieux : repas du soir au petit restaurant chinois cité dans l'épisode précédent ; ensuite attablés au bar Vaima pour faire du charme aux serveuses ; enfin, à la fermeture à 23 heures et avec quelques amies parmi le personnel feminin, le dancing (Tropiques, Hôtel Tahiti, Matavai,...) ou, plus intime, la boite de nuit "Whisky à gogo". Ma première amie s'appelle Fifi, elle est serveuse au Vaima et apprécie les soirées au "Whisky à gogo", mais cela ne durera pas car j'ai rapidement l'impression que son tane n'apprécie pas (lors d'un rendez-vous, un dimanche après-midi au Pu'o'oro Plage, en face du camp, la vue du tane à ses côtés m'a incité à retourner au camp). Dommage, je l'aimais bien... mais nous n'avions pas franchi le pas ! ♥
Le restaurant-bar Vaima ( source inconnue)
Mon "célibat" ne durera pas longtemps, j'aurai l'occasion de revenir sur ce sujet.
Mais, un peu plus sérieux, voyons le courrier à ma mère...
Mes lettres :

Chère maman,
............... mais ce soir, je ne sors pas et je suis trop fatigué de la veille pour écrire. J'espère aller travailler sur une île déserte pour me reposer.... en plus toutes ces soirées reviennent "cher".
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Papeete, le 29 août 1963
.............. Ce matin, j'ai reçu un avis de crédit de la banque de l'Indochine, ma solde d'août : 18.700 francs soit 104.000 francs français. Je vais pouvoir faire des économies.... ici, on ne s'ennuie jamais, ce n'est même pas la peine de se mettre en civil, au contraire.
Dimanche, je suis allé me balader en vespa autour de l'île. Je compte avoir bientôt quelques photos que je pourrai t'envoyer.
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Papeete, le 5 septembre 1963
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Une partie du chantier va bientôt être finie et nous allons pouvoir nous installer dans des chalets préfabriqués (baraques Fillod) que l'on vient de construire. Pour ma part, je préfère coucher sous la tente, il y fait plus frais à l'ombre des arbres que dans les baraques en tôle.
Pour les histoires du paiement de la nourriture, la question est réglée car depuis le 1er septembre nous sommes passés sous le régime "marine", nous ne payons plus la nourriture. Les caporaux-chefs sont autorisés à revêtir la tenue civile (aucun intérêt ici, nous avons plus la côte en militaire qu'en civil).
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Lundi, une trentaine de légionnaires et un sapeur-grutier sont partis sur l'île de Moruroa (déserte) pour 3 mois (1) ; ils vont commencer à préparer le terrain pour la base. Pour le moment, il n'est pas question que je parte, surtout tant que j'aurai mon travail sur le chantier en cours.
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Ma chambre et mon lieu de travail en 1963
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En effet, mon célibat ne dura pas longtemps et je retrouvais une nouvelle amie très sympathique, sa famille me recevait cordialement et tenait à prendre quelques photos avec ma tenue militaire. Toutefois, cette relation ne durera qu'une quinzaine de jour. Je commençais à me poser des questions ; en fait, j'étais un grand timide et je n'avais pas encore compris la simplicité et le naturel des vahine au caractère totalement différent des copines que j'avais connues en France. Pour comprendre cela, je vous recommande la lecture d'un article paru sur la revue Tahiti Pacifique d'octobre 2009, n° 222 « Embrasse pas sur la bouche pe’i, c'est sale ! » par Robert (Bobby) DUBOIS.
(Photo Émile Lenglet)
Une anecdote : Lors de mon premier tour de l'île avec une vespa louée chez "Robert" et toujours accompagné d'un collègue, je commençais à m'inquiéter car le niveau d'essence baissait et je ne voyais aucune station. Je m'arrête à un magasin chinois, je demande s'il a de l'essence... "écens ?? non, ya pas". Même question au deuxième magasin que je rencontre et même réponse du vendeur. Enfin, au troisième magasin à Tiarei, pk 26, après réflexion, je demande de la gazoline... "oui, oui, combien tu veux ?"
(1) Nous ne savons toujours pas ce que nous allons faire à Moruroa.
à suivre.... LE_SERVICE_MILITAIRE_3