PAUL GAUGUIN (17)
Les Guêpes, n° 6, 12 juillet 1899.
La Machine Colbert
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I1 est bon de lire quelquefois ; — un peu de tout — quelquefois pour s'instruire, d'autrefois pour se divertir. Malgré mon désintéressement en ce qui concerne la politique, le hasard aidant j'ai lu ces derniers temps un compte rendu de séance du Conseil général de Tahiti.
Ah ! si les orateurs pouvaient quelquefois reprendre leurs paroles ; inconséquences et contradictions d'un moment. Souvent l'orateur oublie sa raison n'ayant au cœur que la passion politique toujours mauvaise conseillère.
Séance 23 novembre 1898 -
Après avoir lu le projet de déclaration de la Commission des Finances, Monsieur le Président propose au Conseil général de voter la demande d'autonomie administrative et financière de la Colonie,
en fait valoir les raisons, toutes raisons semblables à celles de la plupart de nos autres colonies et en quelque sorte sur l'invitation de la Métropole.
Ah ! si les orateurs pouvaient quelquefois réfléchir. L'orateur Brault, sans réflexion sans doute, par contradiction sans nul autre doute, lance ce singulier aphorisme.
"Messieurs nous ne sommes pas mûrs".
Maître Bonnet regarde par dessus ses lunettes, se demandant par suite de quel étrange phénomène il ne serait pas mûr. Comment ! là bas dans une autre Colonie les jeunes gens sont déjà mûrs, tandis qu'ici les hommes mûrs ne le sont pas. Il a beau dire par son regard et son sourire. — Elle est verte — ; cela ne fait rien maître Goupil s'élance sur l'orateur Brault, l'étreint de ses deux bras puissants, lui disant. « Tu es un frère, voilà comment j'aurais voulu parler moi-même. » Et il ajoute « nous n'avons pas comme nos anciennes Colonies une expérience suffisamment longue des institutions parlementaires, puis comment remplacer les 18 hommes de ce conseil le jour où ils ne seront plus là ».
Je crois pour ma part que Mr Goupil veut rire, et je rirais aussi s'il ne riait sérieusement.
Des institutions parlementaires... des hommes d'État impossibles à remplacer, J'ai beau chercher je ne vois rien, si ce n'est des fonctionnaires très remplaçables, d'ailleurs toujours remplacés.
Ah 1 si au moment des élections les orateurs, pouvaient ne pas se contredire.
En nous nommant, Messieurs les électeurs, sachez bien que nous sommes des hommes d'État irremplaçables, du reste vous n'avez pas le choix, nous ne sommes que 18 comme cela dans la Colonie. Sachez aussi que nous ne sommes pas encore assez mûrs pour être cueillis, et qu'il nous faut une tutelle.
Que de tuteurs mangent la grenouille.
Je crois et la plupart des électeurs pensent comme moi, que les affaires de la Colonie ne sont pas plus importantes et difficiles à gérer que celles d'une maison de Commerce de dixième ordre, et pour les bien mener point d'académiciens, d'hommes d'E tat, mais quelques bons commerçants de bons sens ayant l'expérience des affaires et de contentieux, aussi quelques hommes aptes à manier sans routine les idées et surtout en avoir.
Ah ! les brevets, le Conservatoire, la porcelaine de Sèvres, vous en voulez quand même, (Les avocats défenseurs et c'est à leur louange s'en passent cependant). Vous ne sauriez vous passer de tuteur, et toute votre confiance est dans une administration caduque, la machine Colbert.
Cette fameuse machine considérablement augmentée, revue, corrigée depuis Louis XIV est
certes magnifique, apte aujourd'hui à broyer des milliards et non des millions, avec une dépense excessive de charbon. S'agit-il cependant
d'opérations difficiles, elle s'effondre. Pour n'en citer qu'une parlons un peu d'emprunt, de conversion de rentes, qu'elle ne peut, ne sait faire qu'avec le secours de simples maisons
particulières : c'est qu'il faut pour cela, un tas de combinaisons financières imaginées par l'initiative privée qui est un don de nature développé par l'exercice. Il y a là toute une
comptabilité de reports et déports, d'échelles de primes ; comptabilité bien déroutante pour des hommes brevetés. Certes les employés de la machine sont d'habiles gens formés par les voyages,
d'une impartialité incontestable, je veux le croire, mais en fin de compte il est permis de douter de leurs aptitudes à se rendre compte des besoins d'une colonie, des aptitudes d'une race
lorsqu'ils ne sont que de passage indifférents pour tout ce qui est en dehors de leurs appointements, de leur sécurité de position.
On peut se faire une légère idée de la prévoyance de l'Administration dans une Colonie en lisant les journaux (d'opposition bien entendu) de Nouméa en 1885. Ils annonçaient d'une façon très précise, l'insurrection Canaque, reprochaient au Gouverneur Le Boucher de ne vouloir en aucune façon prendre les précautions nécessaires pour éviter le danger, disant, « Si tu veux la paix, soit prêt pour la guerre ! » Si non vous serez massacrés. Et plus loin « Si l'insurrection éclate ce ne sera pas faute d'avertissements, et l'administration ne pourra pas dire qu'elle aura été surprise à l'improviste ».
Voilà donc très brièvement exposés, les avantages que peut avoir une colonie à être non seulement en tutelle, mais obligée pour gérer financièrement ses affaires de se servir d'un principe contraire au bon sens.
Règle tes recettes selon tes dépenses. De ce fait l'autonomie administrative et financière, Surtout pour une petite colonie, s'impose comme le seul moyen de bonne gestion.
On sait de cette façon à qui incombent les responsabilités, puis aussi c'est encore le seul moyen d'avoir l'accord au sein du Conseil, tous étant alors convaincus qu'ils n'ont qu'un maître, La Colonie.
Je l'ai déjà dit dans un précédent article.
L'administration est l'ennemie de la Colonisation.
PAUL GAUGUIN.