LE PREMIER BEACHCOMBER* (1)
TE TA’ATA PANIORA (L’ESPAGNOL) : AVIS DE RECHERCHE
(Alain BLE)
Sur un ordre de Manuel de Amat y Junyent, vice roi du Pérou, le capitaine Domingo de Boenechea appareilla le 26 Septembre 1772 de Callao (Pérou) pour l'île de San Carlos (île de Pâques) et pour l'île du Roi Georges (Tahiti). Le navire une frégate Santa Maria Magdalena alias El Aguila mis cap à l'Ouest et il fut jugé d'aller à Tahiti en premier. Ils furent les premiers Européens à apercevoir le 28 octobre l'atoll de Tauere, le 21 octobre Haraiki, le 1er novembre Anaa, le 6 décembre Mehetia. Le 8 novembre ils aperçurent une île haute, Tahiti, l'approchèrent et décidèrent de mouiller sur la côte Est. La manœuvre fut délicate, le navire s'échoua sur le récif de Tefana près de Mahaena, mais réussit à se dégager avec quelques dégâts (gouvernail et quelques bordés). Remettant cap au Sud, ils entrèrent avec précaution dans la passe d'Aiarua et mouillèrent devant la vallée le 18 novembre 1772. Ils nommèrent ce port "Santa Maria Magdalena".
Mis à part quelques incidents, une avarie au mât de misaine, un matelot tombé à la mer et récupéré par miracle, ce voyage s'était bien passé, comme en témoignent les récits du capitaine Boenechea, du second Thomas Gayangos et du premier pilote Antonio de Hervé ; faits confirmés plus tard par les frères religieux, les padres José et Juan, tout comme par les textes de Maximo Rodriguez en 1774.
Pourtant, d'après ces récits, un événement important sortait du commun :
« ....ainsi qu'un marin qui eut la vie sauve en s'échappant du navire de Langara, ancré au large de Vaiarua à Taiarapu en mars 1773, alors que les trois camarades ont été exécutés à bord... » (in "A la recherche de la Polynésie d'autrefois", William Ellis, p.259).
« Vehiatua.... il raconta que quelques mois auparavant un vaisseau étranger avait mouillé dans ces parages et que le capitaine, sitôt débarqué, avait fait pendre quatre matelots. Un cinquième qui devait subir le même sort, s'était enfui et se trouvait encore dans l'île, où Cook, malgré ses efforts, ne pu jamais le découvrir » (17 août 1773, "La vie et les voyages du Capitaine Cook » Maurice Thierry, p. 106).
« Quatre hommes de l'équipage furent condamnés à mort et fusillés et un cinquième échappa au même sort en s'enfuyant dans la forêt et y demeurant caché jusqu’au départ de l'Aguila. Cet homme devint plus tard conseiller et membre de la famille du grand chef Vehiatua et fut le premier blanc qui s'installa à Tahiti, il se conforma aux coutumes du pays et on peut encore remarquer le type espagnol dans les traits des chefs de Teahupoo, ses descendants... » ("Tahiti aux temps anciens ", Teuira Henry, p.29).
Malgré une incohérence dans ces trois récits (et dans peut-être d'autres ?), une certitude apparaît : une tragédie a bien eu lieu !!! Alors, pourquoi dans le livre de bord de Boenechea rien n'y est-il mentionné ? Pourquoi et comment un peloton d'exécution a-t-il été nommé, et pour sanctionner quelles fautes ? Très graves sans doute (mutinerie, désertion, crime ?). Par quelle adresse le rescapé a-t-il réussi à s'enfuir ? Enchaîné sans doute, chétif, mal nourri, affaibli par un séjour aux fers en fond de cale ? Les militaires du peloton n'ont-ils pas essayé de le retenir, de le retrouver, même avec l'aide des Tahitiens ? A-t-il justement profité de la confusion et de l'aide des Tahitiens ? Quoi qu'il en soit, après une prospection autour de l'île, le navire repartit le 20 décembre à destination du Pérou, avec quatre volontaires tahitiens à bord.
Après le départ du navire, comment vécut l'évadé ? Il aurait été recueilli par Vehiatua, se serait bien adapté, intégré et serait même devenu son ami, son conseiller. Cela fait court, sachant que le grand chef Vehiatua mourut trois mois plus tard, en mars 1773... Certainement l'Espagnol a hérité de droits de terre et le successeur Vehiatua II, âgé de 16 ans, le reconduit-il à ses privilèges, voire même son amitié. Surprenant, en août de la même année, lorsque Cook fit escale, l’arii Vehiatua lui parle de l'Espagnol, mais sans divulguer le lieu où il est caché. Même les Tahitiens ne le trahissent pas, comme s'il était protégé. Après le départ de Cook, l'Espagnol profite d'une période tranquille pour vivre paisiblement. Fonda-t-il une famille ?
Le 6 novembre 1774, le capitaine Boenechea revient avec la frégate Aguila et son annexe Jupiter. Le mouillage choisi n'est plus Aiarua, mais à Tautira. Le débarquement se fait : deux pères franciscains pour tenter une évangélisation, l'interprète Maximo Rodriguez, un serviteur et deux Tahitiens de retour du Pérou, les autres étant décédés. Une habitation pour la mission se construit à Tautira. Etonnant, personne ne mentionne l'évadé.
à suivre....
*beachcomber, mot anglais : "batteur de grève". Les beachcombers étaient parfois des naufragés, le plus souvent des bagnards échappés ou des déserteurs de baleiniers. Adoptés par un chef, mariés à une insulaire, ils devaient rendre des services : interprètes auprès des équipages de passage, mercenaires lors des guerres internes.