L’AMI DU PEUPLE (1)
Jean-Paul MARAT
Souvent obligé de se cacher, de s'exiler même, cet homme remarquable a bien mérité d'être appelé « l'ami du peuple ». Lui, qui dévoile les conspirations, qui embarrasse les hommes au pouvoir, qui est persécuté, poursuivi. On essaie de le faire taire- en vain. C'est Marat qui triomphe, et avec lui le peuple.
http://www.jpmarat.de/francais/index.html
Voici des articles du journal « L'Ami du Peuple », regroupés dans trois collections :
Source: Charles Simond, Marat. Ed. L. Michaud, Paris 1906.
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Un article du journal « L’Ami du Peuple », toujours d’actualité…
REFLEXIONS SUR LES DETTES DU GOUVERNEMENT DEVENUES NATIONALES
Les dons patriotiques se multiplient chaque jour ; les citoyens de tous les rangs s'empressent de porter leurs offrandes ; est-ce amour de la patrie ? est-ce envie de se distinguer ? est-ce mauvaise honte de ne se pas montrer ? Peu m'importe. Mais il importe beaucoup au salut de l'Etat, de faire quelques réflexions sur ce sujet.
Qu'appelle-t-on la dette nationale ? Les dépenses énormes où le faste et les vices scandaleux de la cour, l'inconduite, les déprédations et les folies du gouvernement ont entraîné la nation ; les dons immenses que le prince a prodigués et prodigue encore à ses créatures, les engagements onéreux qu'il a contractés pour anticiper sur les revenus publics. Et c'est par des transactions aussi criminelles que l'Etat est à deux doigts de sa perte ! Et c'est pour consacrer des engagements de cette nature que la nation se constitue solidaire ! Et c'est pour assurer les moyens de les remplir que le premier ministre des finances, après avoir perdu la nation en leur inspirant la science de l'agiotage, grève chaque citoyen d'un impôt vexatoire !
Et c'est pour les consacrer que les classes même les plus indigentes se privent de leur dernière ressource ? Loin de nous l'idée odieuse de vouloir détourner ou tarir la source des richesses qui restent à la patrie, mais craindrions-nous de l'épurer et de la diriger (1) ?
Le ministre connaît à fond tous les côtés faibles des Français ; il a spéculé sur leur sotte vanité.
Qu'à sa sollicitation, le prince envoie sa vaisselle d'argent à la monnaie, c'est un acte d'ostentation peu méritoire. Que lui fait la perte d'une argenterie entassée dans ses buffets ? Sa table n'en est pas moins ouverte. Que dis-je ? c'est un faux sacrifice, onéreux à l'Etat : bientôt cette superbe vaisselle sera remplacée par une vaisselle plus superbe encore.
Que des ministres opulents imitent l'exemple du prince : rien de mieux ; le faste jure avec leur caractère apostolique et le sacrifice de leur vaisselle n'est qu une petite restitution du bien des pauvres dont ils jouissent et des appointements énormes qu'ils tirent de l'Etat (2).
Qu'un administrateur des finances, gorgé d'or, verse 100.000 livres dans le trésor public, rien de mieux ; c'est une petite restitution des sommes immenses qu'a soutirées des rentiers alarmés son pouvoir magique de l'agiotage.
Qu'un duc verse 100.000 livres dans le Trésor public, rien de mieux ; c'est une petite restitution dos brigandages de ses ancêtres ou des largesses de quelques-uns de ces tyrans qui affamaient leur peuple pour engraisser leurs favoris.
Qu'un financier verse 10.000 écus dans le Trésor public, rien de mieux ; c'est une petite restitution des vols qu'il a faits à l'Etat.
Que des communautés religieuses abandonnent tous leurs biens à l'Etat en se réservant une modeste pension, rien de mieux ; c'est lui restituer des fonds dont la Superstition l'avait privé.
Mais que des indigents se cotisent pour donner à l'Etat le denier de la veuve ; qu'un ministre opulent les y invite sans pudeur, et que l'assemblée nationale y souscrive sans examen, voilà de ces traits inconnus dans l'histoire et réservés aux annales de nos jours. O Français ! serez-vous donc toujours dans l'enfance, ne réfléchirez-vous jamais et faudra-t-il sans cesse que l'ami du peuple vous dessille les yeux !
Quoi ! c'est pour assurer la créance des rentiers, soudoyer les pensionnaires du prince, des ambassadeurs inutiles, des gouverneurs et des commandants dangereux, des femmes galantes des chevaliers d'industrie, des académiciens ignares et fainéants, des sophistes soudoyés, des saltimbanques aériens, des histrions, des baladins, des ex-ministres ineptes, des exempts de police, des espions, et cette brillante tourbe des créatures du prince qui forment la chaîne des instruments de la tyrannie, que de pauvres artisans, de pauvres ouvriers, de pauvres manœuvres, qui ne gagneront jamais rien, ni aux marchés ministériels, ni aux révolutions, achèveront de donner leurs tristes dépouilles ! Quoi ! c'est pour payer les friponneries des agioteurs, le brigandage des traitants, et conserver la fortune de leurs propres ennemis, de leurs déprédateurs, de leurs tyrans, que vingt millions d'hommes se réduisent à la mendicité! Ah ! reprends tes haillons, homme infortuné ; apaise ta faim, et s'il te reste encore un morceau de pain à partager, regarde tes frères prêts à périr de misère.
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(1) Il est de notoriété publique, que la maison Tellisson et Necker n'a amassé des biens immenses qu'en accaparant des fonds publics adroitement discrédités, achetés à soixante et soixante-dix de
perte, et revendus au pair peu de temps après. (Note de Marat.)
(2) La fureur des louanges, pour tout ce qui vient des grands de la terre, est portée parmi nous jusqu’ à la folie. Qu'on se rappelle les éloges dégoûtants dont les papiers étaient remplis à la nouvelle de l'ordre qu'avait donne le monarque de ne plus servir de pâtisserie sur sa table, et cela pour ménager la farine destinée à son peuple affamé. (Note de Marat.)