JEAN-PAUL MARAT (29)

Publié le par N.L. Taram

Jean-Paul Marat, les Chaînes de l'esclavage

« Du luxe »

 Ouvrage destiné à développer les noirs attentats des princes contre le peuple ; les ressorts secrets, les ruses, les menées, les artifices, les coups d'état qu'ils emploient pour détruire la liberté, & les scènes sanglantes qui accompagnent le despotisme.

 

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Du luxe

(Page 78 à 83)

Le premier effet du luxe est d'étouffer l'amour de la gloire ; car dès qu'on peut attirer les regards par de superbes équipages, des habits somptueux, une foule de valets ; on ne cherche plus à se distinguer par des mœurs pures, de nobles sentiments, de grandes actions, des vertus héroïques.

Le luxe amène toujours le relâchement, la dissipation, le goût des plaisirs : pour rendre leur commerce plus agréable, les deux sexes se réunissent & se corrompent l'un l'autre ; la galanterie s'établit, elle produit la frivolité qui donne un prix à tant de riens, rabaisse tout ce qui est important ; & bientôt on oublie ses devoirs.

En faisant le charme de la société, les arts que le luxe nourrit, & les plaisirs qu'il promet nous entraînent vers la mollesse, ils rendent nos mœurs plus douces, ils énervent cette fierté qui s'irrite des liens de la contrainte.

En étendant des guirlandes de fleurs sur les fers qu'on nous prépare, ils étouffent dans nos âmes le sentiment de la liberté, & nous font aimer l'esclavage.

Ainsi, en amollissant & en corrompant les peuples, le luxe les soumet sans résistance aux volontés d'un maître impérieux, & les force de payer du sacrifice de leur liberté le repos & les plaisirs dont il les laisse jouir (1).

Le luxe n'énerve pas simplement les esprits, mais rien n'est plus propre à les diviser : lorsqu'il s'introduit dans l'état, plus d'union entre les membres, chacun cherche à attirer les regards, à effacer son voisin, à s'élever au-dessus des autres. Détournant les yeux de dessus le bien général, on ne les tient fixes que sur ses intérêts particuliers, & l'amour de la patrie est anéanti dans tous les cœurs.

À mesure que le luxe s'étend, il met le superflu au rang du nécessaire. D'abord on se livre à la dissipation, on en contracte l'habitude, les plaisirs deviennent besoins, ces nouveaux besoins, il faut les satisfaire ; & comme tous ne le peuvent pas également, ils sont agités de sentiments divers : d'un côté se trouvent l'envie, la jalousie, la haine ; de l'autre côté l’orgueil & le mépris : ...nouvelles semences de discorde (2).

Une fois corrompu par le luxe, sans cesse on est dévoré de nouveaux désirs. Les moyens de les satisfaire manque-t-ils ? on s'intrigue pour se procurer ces vaines jouissances.

Le mal va toujours en augmentant : à force de vouloir se distinguer on ne se distingue plus ; mais comme on a pris un rang, & que l'envie de se faire regarder subsiste toujours, toutes les cordes sont tendues pour sortir de cette égalité insupportable. Dès lors il n'y à plus de rapport entre les besoins & les moyens, & l'on cherche à se vendre. Que d'esclaves volontaires !

Enfin une foule de citoyens indigents par leurs nouveaux besoins souffrent de se voir les derniers, s'agitent vainement pour s'affranchir de cette pauvreté humiliante, & sont réduits à faire des vœux pour la ruine de l’État. Telle est la puissante influence du luxe, que souvent il suffit seul pour détruire la liberté, même chez les peuples qui en sont le plus jaloux. Tant que Rome ne nourrissait que de pauvres citoyens ; la bonne foi, l'honneur, le courage, l'amour de la patrie & de la liberté habitaient dans ses murs : mais dès qu'elle se fut enrichie de l'or des vaincus, les mœurs antiques firent place à une foule de vices, & bientôt on vit ces hommes autrefois si fiers, si impatients du joug, devenus les lâches adorateurs de leurs maîtres, s'avilir (3) chaque jour par de nouvelles bassesses.

Malgré la sagesse de ses lois, à peine eût-elle ouvert ses portes aux trésors de l'ennemi, qu'elle cessa de se reconnaître dans ses lâches rejetons. Bientôt les mœurs & les devoirs se trouvèrent en opposition ; la pauvreté jusqu'alors honorée, fut couverte de mépris, les richesses devinrent l'objet de tous les vœux, le luxe s'établit avec rapidité, on se porta à la volupté avec fureur ; & quand les délices eurent appauvris ces voluptueux, on vit une foule de citoyens prodigues chassés de leurs héritages & honteux de leur indigence ; faire servir la cabale à leur ambition pour troubler la paix de l’État ; & à leur tête quelques hommes puissants ameuter tour à tour le peuple, déchirer tour à tour la patrie par des factions, verser tour à tour le sang des citoyens, usurper le souverain pouvoir, & forcer les lois à se taire.

Ainsi périt la liberté à Athènes, à Lacédémone, à Sparte, ainsi périra-t-elle chez les Anglais ; ainsi périra-t-elle parmi nous.

 

 

(1) À voir les funestes effets du luxe, on serait tenté de désirer la perte des arts qui le nourrissent ; arts dangereux dont l'invention a déjà tant coûté à l'humanité, et qui ne font plus qu'augmenter nos misères, en augmentant nos besoins.
Mais quoi dira quelqu'un, quels charmes a donc la liberté qu'il faille tout lui sacrifier ? Insensés, n'est-ce pas à son triomphe que tient le règne de la justice, la paix et le bonheur de l'État ?
Eh ! Qu’a donc le luxe de si aimable, demanderai-je à mon tour, qu'il doive l'emporter sur toute autre jouissance, sur la liberté et la félicité publiques ?
Le plaisir d'acquérir de la considération par des vertus, d'être honoré de tout le monde et de jouir de sa propre estime, ne vaut-il pas bien celui de se faire remarquer par un faste recherché ? On croit insipide la vie des peuples pauvres : mais ces jeux publics qui chez les Grecs rappelaient sans cesse les cœurs à la patrie, étaient-ils moins enchanteurs que les plaisirs qui suivent l'opulence, et qui flattent si fort nos petites âmes ? Quoi de plus ravissant que ces fêtes, où le plus brave des jeunes Samnites avait droit de choisir pour compagne la fille qu'il voulait, et où la beauté, les grâces, l'esprit devenaient le prix de la vertu ? Quoi de plus ravissant que les distinctions que ces peuples accordaient aux grands hommes. Où était l'Athénien qui n'eût tout sacrifié à l'honneur d'avoir une statue dans le Céramique ?
Et puis compte-t-on pour rien cette précieuse union des citoyens dans tout gouvernement où la loi a établi l'égalité, cette aimable franchise avec laquelle les citoyens traitent entr'eux, cette loyauté qui règne dans leur commerce. Mais faut-il tout cela pour nous faire goûter le prix de la liberté ? Qu'on examine le sort des États qui l'ont perdue ; qu'on se rappelle les horreurs qui accompagnent le despotisme ; qu'on jette les yeux sur le règne des Tibère, des Néron, des Caligula, des Claude, des Caracalla ; sur celui des Louis IX, des Charles I, des Jacques II, des Louis XIV : lorsque l'empire est en proie à une foule de satellites, lorsque les noms des proscrits retentissent de toutes parts, lorsque le sang des citoyens coule à grands flots ; nous sommes révoltés contre le pouvoir arbitraire, et nous sentons avec effroi le malheur des peuples qui y sont asservis.
 
(2) Combien de princes ont fomenté ces divisions par leurs ordonnances ! Dans un édit de 1244, Philippe-le-Bel défendit aux bourgeois de porter ni vert, ni gris, ni hermine, ni or, ni pierres précieuses : dont il laissa l'usage aux nobles. Aux bourgeois riches de 2000 liv., il défendit de se vêtir d'étoffes au-dessus de 12 sols l'aune, et aux moins riches, d'étoffes au-dessus de 8 sols : tandis qu'aux prélats et aux barons il permit de se vêtir d'étoffes de 25 sols. Presque tous les princes ont fait de semblables ordonnances.
 
(3) Tacite, vie d'Agricola.

 

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